Depuis des décennies, je couvre la peste

 Si l’écrivaine italienne Francesca Melandri écrit une Lettre aux Français depuis leur futur, pour sa part  Henrik Drescher voit toute l’actualité de son passé. Il adresse des illustrations à Steven Heller à qui il dit : « Il devient clair pour moi que l’auto-isolement est mon mode normal. Je passe la plupart de mes journées à la maison ou au studio, [et] par respect pour les gens qui travaillent dur dans un vrai travail, je ne veux pas appeler ce que je fais « travailler », mais je me concentre sur la réalisation d’images. Les images de ma vie ont toujours été mon centre d’intérêt et mon sauveur, tout comme ma relation étroite avec ma femme, Wing, et mon chien, Tofu, et une poignée d’amis et mes enfants, qui pour l’instant sont des fantômes dans l’éther. Voici quelques dessins que j’ai rassemblés dans mes carnets, preuve que je couvre la peste depuis des décennies » Print – March 27, 2020

Réclusion et oxygène politique

A sa photo, janske met, le 17 mars, comme seul commentaire « the survival of the kindest – be kind and support one another: help where you can ». Quelques jours plus tard, alors que l’Europe est confinée, Erri de Luca adresse une lettre à Nicoletta Dosio, 74 ans, enseignante de latin et de grec, à la retraite, condamnée à un an de prison  pour la lutte contre le tunnel de Val di Susa, et depuis trois mois recluse à Turin.

« Chère Nicoletta,

En ces jours, je relis. J’ai à nouveau sur mes genoux les lettres de Rosa Luxembourg depuis la prison de Berlin.  Dans l’une, adressée à Mathilde Jacob le 7 fevrier 1917, Rosa raconte le cri de la mésange, tss-vi, tss-vi. Elle sait l’imiter au point que la mésange s’approche de ses barreaux.

Rosa écrit :

Malgré la neige, le froid et la solitude, nous croyons, moi et la mésange, à l’arrivée du printemps.

Et nous voici aux jours qui déclarent l’hiver expiré. Tu es recluse, et par une mystérieuse solidarité, un peuple tout entier s’est enfermé chez lui. Les roues ne roulent pas, le Nord de l’Italie émigre au Sud, les balcons se remplissent de familles. Les économistes ont disparu : tout le pouvoir et toute la parole sont aux médecins.

Je suis dans mon champ, et je regarde la progression des bourgeons sur les arbres. En Italien « bourgeon » et « gemme » sont le même mot : « gemma ». Donc chez nous, les bourgeons sont aussi des pierres précieuses et le Printemps est une joaillerie à ciel ouvert pour toutes celles et ceux qui savent l’admirer.

Ici, les personnes se font la politesse de se tenir à l’écart, de s’éviter

Chez vous, dans les cellules, il n’y a même pas l’espace de se tourner. Aux malades de pneumonie manque l’air, que vous devez respirer à plusieurs. Les prisons surpeuplées sont devenues, par surcharge pénale, des laboratoires de l’étouffement.

Mais la vallée pour laquelle tu t’es battue et pour laquelle tu es en prison continue à produire et souffler un oxygène politique, celui qui surgit de l’intérieur d’une communauté, qui resserre ses fibres, et ainsi  donne droit de citoyen à qui est traité par le pouvoir comme un sujet feudataire. Votre vallée, traitée comme une province rebelle, continue à faire obstacle au viol de son territoire.

Ton calme inflexible et intransigeant est celui de ta communauté. Il se manifeste quand un peuple se réveille.

Je suis fier de pouvoir m’adresser à toi, chère Nicoletta, avec le pronom « tu », fier d’être un parmi vous.

Je t’attends ici et te promets qu’à ta sortie tu trouveras la même union et le même printemps.

Je t’embrasse fort, »

Erri de Luca, Rome, le 23 mars 2020

Le 24 mars, Augustin Trapenard lit la lettre pour France Inter et le 28 Erri de Luca s’entretient avec Fanny Cheyrou pour La Croix « Le confinement nous ouvre les yeux sur un printemps précoce ». De son côté, Gallimard publie dans la série gratuite Tracts de crise Le samedi de la terre, d’E de Luca. « Pour la première fois de ma vie, dit-il, j’assiste à ce renversement : l’économie, l’obsession de sa croissance, a sauté de son piédestal, elle n’est plus la mesure des rapports ni l’autorité suprême. Brusquement, la santé publique, la sécurité des citoyens, un droit égal pour tous, est l’unique et impératif mot d’ordre. »

 

L’ennui

Tandis qu’Oriane Safré Proust dessine et publie sur Instagram,  Leslie Kaplan, nous offre une nouvelle inédite  L’aplatissement de la Terre, à lire sur Mediapart (27 mars 2020)

Extrait:

L’Art progressait, du moins les valeurs en bourse de tous les objets d’art sans exception.

La technologie prospérait. Elle avait toujours prospéré, elle continuait. Infinité de gadgets, de produits dérivés, de machines diverses. Ça aidait à faire passer la pilule de l’ennui.

Parce que l’ennui était magistral, mais alors, magistral.

On le comprenait mal, on le constatait, c’est tout. Certains parlaient de « mal du siècle » (mais on en était seulement au début, de ce siècle), d’autres de « crise de civilisation » (mais « crise de civilisation », c’était vague, confus, intellectuel).

D’autres encore, moins romantiques, essayaient d’analyser en quoi consistait cet ennui général. Manque d’élan, d’impulsion, de désir, sentiment que tout se vaut et présente peu d’intérêt… On parla même pendant un temps du « manque du manque », la formule venait d’un psychanalyste et connut un certain succès.

L’ennui devint un motif majeur en peinture, y compris pour les toiles abstraites (Ennui en bleu et jaune, d’un artiste peu connu, fut vendu à un prix jugé ridicule voire obscène par certains), et il y eut des romans, des films, des pièces de théâtre sur le sujet. La publicité, toujours à la pointe, utilisa le thème de façon subliminale, et la plupart des clips vantèrent un fromage, des chaussures ou une résidence secondaire d’un ton neutre, languide, traînant, en tous cas absolument pas intéressé.

Comment survivre au virus

Dès février, Max Siedentopf, proposait une série de photos « How-To Survive A Deadly Global Virus ». On s’étonnera que ces photos créèrent la polémique au point que l’auteur s’excusa d’avoir offensé certains, les entraînant « out of their comfort zone ». Nous y verions plutôt une lumineuse présentation de la fragilité de chacun, surtout quand, certains gouvernements déclarent que lesdits masques ne servent pas au tout public (parce qu’il n’y en pas pas?) alors qu’ailleurs, où tout le monde en porte, l’épidémie semble nettement mieux contrôlée.  Les masques de Siedentopf, allégorie de nos systèmes de santé?

Empty spaces

Le New-York Times propose une série photos « Empty Cities around the World during the Quarantine »

Moscow, the seats were empty at rehearsal, and remained so for the online performance. Sergey Ponomarev for The New York Times 

Les espaces sont vides mais de nombreux concerts en lignes sont organisés ou encore, se créent des plate-formes de soutien qui agrègent des artistes, telle  Kultur Quarantaene ou sa petite soeur bruxelloise Culture Quarantaine

Accordage

[ Proposition de Gregoy_D : La rencontre en un pianiste et un chorégraphe, ou …comment des disciplines différentes peuvent créer ensemble et s’accorder pour proposer autre chose. Une mise en image du travail d’accordage à effectuer chaque jour dans nos pratiques en lien avec la sensorialité des origines. ]

Wajdi Mouawad – Les poissons pilotes de La Colline

[Repéré par Agnès_B qui nous invite à l’écoute du journal de confinement de Wajdi Mouawad]

Nous ne pouvons plus ni nous voir, et encore moins entrer en contact physique les uns avec les autres, alors l’esprit, la pensée, prend ici toute sa puissance. Penser aux autres, avoir en tête le souci, l’inquiétude des autres, c’est là un travail purement spirituel. C’est donc, dans ce malheur et cette tristesse, une possibilité de renouer avec cette puissance qui consiste à penser aux autres. C’est, précisément, cette capacité à penser aux amis, penser aux lieux secrets, les paysages qui nous ont touchés, qui ont permis souvent à tant de gens de tenir dans les moments difficiles. Nous, en plus de la pensée, nous avons cet outil merveilleux, le net, pour pouvoir le faire savoir à ceux et celles vers qui notre pensée est tournée.

Si, aujourd’hui, l’essentiel est que le service public des soins puisse aider tous ceux qui en ont besoin, si le plus important sont les hôpitaux, les médecins et les aides-soignants ; que peuvent et doivent faire les artistes ? Si la santé est aujourd’hui le grand requin blanc se battant contre la maladie, qui sont alors les petits poissons pilotes qui accompagnent les squales ? Nous sommes peut-être ces petits poissons pilotes… Comment la poésie peut-elle soigner ? Et comment peut-elle le faire lorsqu’il n’est plus possible de sortir de chez soi ?

À cette question, il y a quantité de réponses joyeuses que l’équipe de La Colline invente et vous propose dès aujourd’hui et jusqu’à nouvel ordre.