L’ennui

Tandis qu’Oriane Safré Proust dessine et publie sur Instagram,  Leslie Kaplan, nous offre une nouvelle inédite  L’aplatissement de la Terre, à lire sur Mediapart (27 mars 2020)

Extrait:

L’Art progressait, du moins les valeurs en bourse de tous les objets d’art sans exception.

La technologie prospérait. Elle avait toujours prospéré, elle continuait. Infinité de gadgets, de produits dérivés, de machines diverses. Ça aidait à faire passer la pilule de l’ennui.

Parce que l’ennui était magistral, mais alors, magistral.

On le comprenait mal, on le constatait, c’est tout. Certains parlaient de « mal du siècle » (mais on en était seulement au début, de ce siècle), d’autres de « crise de civilisation » (mais « crise de civilisation », c’était vague, confus, intellectuel).

D’autres encore, moins romantiques, essayaient d’analyser en quoi consistait cet ennui général. Manque d’élan, d’impulsion, de désir, sentiment que tout se vaut et présente peu d’intérêt… On parla même pendant un temps du « manque du manque », la formule venait d’un psychanalyste et connut un certain succès.

L’ennui devint un motif majeur en peinture, y compris pour les toiles abstraites (Ennui en bleu et jaune, d’un artiste peu connu, fut vendu à un prix jugé ridicule voire obscène par certains), et il y eut des romans, des films, des pièces de théâtre sur le sujet. La publicité, toujours à la pointe, utilisa le thème de façon subliminale, et la plupart des clips vantèrent un fromage, des chaussures ou une résidence secondaire d’un ton neutre, languide, traînant, en tous cas absolument pas intéressé.