Moustapha Dahleb – L’humanité ébranlée et la société effondrée par un petit machin

Moustapha Dahleb (écrivain tchadien) – Mediapart 22 mars 2020

Un petit machin microscopique appelé coronavirus bouleverse la planète. Quelque chose d’invisible est venu pour faire sa loi. Il remet tout en question et chamboule l’ordre établi. Tout se remet en place, autrement, différemment.

Ce que les grandes puissances occidentales n’ont pu obtenir en Syrie, en Lybie, au Yemen, …ce petit machin l’a obtenu (cessez-le-feu, trêve…).

Ce que l’armée algérienne n’a pu obtenir, ce petit machin l’a obtenu (le Hirak à pris fin).

Ce que les opposants politiques n’ont pu obtenir, ce petit machin l’a obtenu (report des échéances électorales. ..).

Ce que les entreprises n’ont pu obtenir, ce petit machin l’a obtenu (remise d’impôts, exonérations, crédits à taux zéro, fonds d’investissement, baisse des cours des matières premières stratégiques. ..).

Ce que les gilets jaunes et les syndicats n’ont pu obtenir, ce petit machin l’a obtenu ( baisse de prix à la pompe, protection sociale renforcée…).

Soudain, on observe dans le monde occidental le carburant a baissé, la pollution a baissé, les gens ont commencé à avoir du temps, tellement de temps qu’ils ne savent même pas quoi en faire. Les parents apprennent à connaître leurs enfants, les enfants apprennent à rester en famille, le travail n’est plus une priorité, les voyages et les loisirs ne sont plus la norme d’une vie réussie.

Soudain, en silence, nous nous retournons en nous-mêmes et comprenons la valeur des mots solidarité et vulnérabilité.

Soudain, nous réalisons que nous sommes tous embarqués dans le même bateau, riches et pauvres. Nous réalisons que nous avions dévalisé ensemble les étagères des magasins et constatons ensemble que les hôpitaux sont pleins et que l’argent n’a aucune importance. Que nous avons tous la même identité humaine face au coronavirus.

Nous réalisons que dans les garages, les voitures haut de gamme sont arrêtées juste parce que personne ne peut sortir.

Quelques jours seulement ont suffi à l’univers pour établir l’égalité sociale qui était impossible à imaginer.

La peur a envahi tout le monde. Elle a changé de camp. Elle a quitté les pauvres pour aller habiter les riches et les puissants. Elle leur a rappelé leur humanité et leur a révélé leur humanisme.

Puisse cela servir à réaliser la vulnérabilité des êtres humains qui cherchent à aller habiter sur la planète mars et qui se croient forts pour clôner des êtres humains pour espérer vivre éternellement.

Puisse cela servir à réaliser la limite de l’intelligence humaine face à la force du ciel.

Il a suffi de quelques jours pour que la certitude devienne incertitude, que la force devienne faiblesse, que le pouvoir devienne solidarité et concertation.

Il a suffi de quelques jours pour que l’Afrique devienne un continent sûr. Que le songe devienne mensonge.

Il a suffi de quelques jours pour que l’humanité prenne conscience qu’elle n’est que souffle et poussière.

Qui sommes-nous ? Que valons-nous ? Que pouvons-nous face à ce coronavirus ?

Rendons-nous à l’évidence en attendant la providence.

Interrogeons notre « humanité » dans cette « mondialité » à l’épreuve du coronavirus.

Restons chez nous et méditons sur cette pandémie.

Aimons-nous vivants !

Confinement et sécurité numérique

[Article mis à jour le 29/04/20]

Dans la mesure où de très nombreux utilisateurs sont passés ces dernières semaines à des applications de communication, la presse grand public, ou les réseaux sociaux se sont fait l’écho du manque de confidentialité de ces applications. Par exemple : Zoom, Whereby, WhatsApp : les apps de visioconférences sont-elles sécurisées ? – Marie Turcan – 28 mars 2020 – Tech . Du coup, le grand public s’en inquiète. C’est très bien et en même temps c’est dommage, car il y a lieu de s’en inquiéter tout le temps.

J’ai beaucoup travaillé les questions numériques et pour ceux qui ont le temps de lire, j’ai récemment publié un petit livre « Résister à l’algocratie » disponible ici en téléchargement. Si la situation était déjà très préoccupante avant la crise du coronavirus, elle risque de le devenir plus encore, comme l’explique Yuval Noah Harari dans le Financial Times du 20 mars 2020 : The world after coronavirus .

Les alertes d’aujourd’hui, n’ont rien de neuf. Les forums spécialisés font régulièrement l’objet d’une faille dans tel ou tel programme. Cette faille parfois est involontaire,  corrigée et la correction s’accompagne d’une communication (exemple, sans doute Zoom le 3 avril 2020). Dans d’autres cas cela fait partie de la manière dont sont captées nos données pour être ensuite revendues, réutilisées. Ceux qui veulent se pencher sur la question peuvent par exemple se diriger vers les forums Reddit consacrés à ces question, notamment Privacytools et Privacy & Freedom in the Information Age , des échanges s’y déroulent chaque jour.

Néanmoins, aujourd’hui, nous sommes amenés à travailler à distance. Il nous faut donc, dans l’urgence faire une balance entre confidentialité et possibilités, voici un bref aperçu des outils disponibles.

Voix et messages: Ne l’oublions pas, il y a tout d’abord le téléphone (fixe ou portable). Pour le moment, plusieurs opérateurs offrent des crédits à leurs clients.

En ce qui concerne les applications, Signal est la seule qui soit fiable en termes de confidentialité (PrivacyTools maintient une liste des softwares sécurisés). Je recommande  d’ailleurs de l’utiliser en remplacement de votre application SMS  habituelle (il récupère tous vos anciens sms). Signal permet (comme WhatsApp) de créer des groupes, offre la possibilité de faire en sorte que les messages s’autodétruisent après un temps déterminé… Malheureusement cette application est parfois de mauvaise qualité en son.
C’est la raison pour laquelle beaucoup d’utilisateurs utilisent WhatsApp qui fonctionne très bien en son ainsi qu’en vidéo. Mais il faut savoir que WhatsApp appartient à Facebook. Ainsi par exemple tout votre carnet d’adresse est pompé dès la première utilisation.
Autre application intéressante, Telegram, un peu moins fiable que Signal mais offre l’avantage du broadcasting c’est à dire un émetteur pour un grand nombre de récepteurs (un responsable vers tout un groupe).

En ce qui concerne la vidéo, le confinement, le travail ou l’école a domicile ont lancé une violente concurrence entre Zoom et les ténors d’Internet qui se voient perdre un marché important. Microsoft a mis en avant Skype Meet Now et Team.video , Facebook a lancé  Messenger Rooms, immédiatement suivi de Google qui ouvre Google Meet au grand public. Sans doute peut-on comprendre les polémiques mentionnées plus haut à la lumière de cette concurrence. Comme l’explique Privacy International, Zoom is not the worst, just getting the attention software deserves.

Personnellement, pour les réunions ou travail en groupe, j’utilise Zoom (en principe crypté, mais et  surtout, comme beaucoup, programme propriétaire, sur lequel nous n’avons aucun contrôle des données) parce que jusqu’à présent la plateforme est robuste et permet un travail en très grand groupe, lesquels peuvent être divisés en sous groupes (dans des petites salles virtuelles) puis remise à nouveau en grand groupe. Le système peut être utilisé gratuitement pour un usage limité (40 minutes, pas toutes les options). Celui qui est « manager » du compte, donc des rencontres doit prendre le temps de bien comprendre et paramétrer toutes les options (p.ex. désactiver l’enregistrement, voir les conseils de Mozilla).

D’autres collègues semblent satisfaits par l’utilisation de Whereby (gratuit pour moins de 4 personnes)

De manière générale, j’utilise et recommande des systèmes physiquement cloisonnés, Linux pour les ordinateurs. Dont un seul pour Zoom. C’est l’occasion ou jamais de récupérer un vieux PC, d’en acheter un d’occasion à 200€, d’y installer Linux ( Mode d’emploi ) et Zoom, qui sera alors séparé du reste de vos données. D’autres méthodes sont possibles, par exemple Protecting Your Privacy With a Virtual Machine While Using Zoom

A moyen terme

Mais soyons clairs, à moyen terme, il y a lieu de privilégier les plates-formes qui sont à la fois robustes et confortables mais également open-sources, c’est à dire dont le code peut être audité de manière à vérifier sa sécurité et respect de la confidentialité. Il faut donc jeter un oeil sur des plate-formes telles Jitsy ou Nextcloud Talk, peut-être difficile à installer par un utilisateur isolé, mais à la portée d’associations, comme on peut en voir quelques exemple ci-dessous. Autre piste, BigBlueButton

Jitsy

FramaTalk, qui peut être utilisé gratuitement, est un dérivé de Jitsy et est hébergé par association Framasoft qui depuis des années se préoccupe de la sécurité des données. Framasoft a suscité la création des CHATONS (Collectif des Hébergeurs Alternatifs,Transparents, Ouverts, Neutres et Solidaires) vers lesquels peuvent se diriger les associations qui ne disposent pas encore de services web.

Plusieurs structures mettent à disposition des instances Jitsy qui peuvent être utilisées gratuitement, il n’y a aucun programme à installer, seulement votre navigateur web (pour le moment préférentiellement Chrome). S’il est prometteur, hélas, Jitsy n’est pas encore au point: des difficultés ont été rencontrées avec certains navigateurs (sur Mac notamment), l’image se gèle dès que la bande passante est trop faible, s’il y a trop de participants… Mais pour une discussion entre deux collègues, cela peut convenir. Mais la situation du confinement a boosté le projet qui change de jour en jour . Voici une liste de liens pour faire des essais:

Autres plate-formes

 

Cristina Comencini – Coronavirus : «Chers cousins français»

Texte paru le 12 mars 2020 dans Libération

Chers cousins français,

Si on arrive à survivre, le problème, en Italie, sera de comprendre si les couples, avec ou sans enfants, les femmes et les hommes seuls, résisteront à l’enfermement dans leur maison, s’ils réussiront à rester ensemble, à jouir encore de la compagnie réciproque ou de la solitude choisie, après une convivance forcée et ininterrompue d’un mois entier. Le décret du gouvernement dit que nous pouvons sortir pour faire une promenade, mais seulement avec ceux qui vivent déjà avec nous, pas d’amis ou d’amies, pas même de visites à des parents qui vivent dans d’autres maisons. Seule la famille proche, ou personne si nous sommes seuls. Pas de cinémas, pas de théâtres, pas de concerts, musées, restaurants, bureaux, écoles, universités. Seul un membre de la famille peut aller faire les courses. Devant les supermarchés, il y a des queues silencieuses de gens portant le masque, chaque personne doit être à 1 mètre de distance d’une autre, qui attend la sortie de quelqu’un pour pouvoir entrer à son tour. Même chose devant les pharmacies. Dans la rue, on fait un écart quand on croise un autre passant.

Beaucoup d’entre nous ont pensé au Décaméron de Boccace. Vers l’an 1350, fuyant la peste, un groupe de jeunes, sept femmes et trois hommes, se réfugient hors les murs de Florence, et, pour passer le temps, se racontent des nouvelles, substituent un monde imaginé au monde réel, en train de s’écrouler. D’autres relisent la Peste d’Albert Camus ou les pages des Fiancés d’Alessandro Manzoni qui décrivent une autre épidémie de peste, celle de 1630, au cours de laquelle tous les nobles qui pouvaient le faire fuyaient Milan, comme cela s’est passé ces jours-ci, dès que la ville a été classée «zone rouge». Comme si on pouvait fuir sans apporter les dégâts dans les lieux où l’on se réfugie, ou en considérant que le sort des autres nous est indifférent.

Les journalistes écrivent qu’il ne faut pas nous plaindre et nous rappellent ce qu’ont subi nos parents durant la guerre. D’autres accusent les jeunes de ne pas respecter les règles parce qu’ils sortent le samedi soir, n’ont pas peur, sont jeunes et pensent que les vieux sont les seuls qui tomberont malades. Un acteur italien d’un certain âge leur a demandé s’il était juste de faire mourir tous les grands-pères en même temps. On voudrait qu’un poète vînt à la maison pour nous raconter des histoires, et amuser nos enfants. Jamais Internet n’a été aussi important. Les tchats en ligne entre amies, sœurs, membres de la famille, sont très fréquentés. Dans les jours qui ont précédé la fermeture de tout, on s’échangeait des milliers de gifs et d’images amusantes sur le virus, des vidéos désopilantes tirées de vieux films. A présent l’atmosphère est plus lourde, nous restons dans le silence – avec l’ordre intimé par le gouvernement : ne bougez pas ! Ça a l’air facile. Dans l’un des posts drôles qui circulent, on lit : «Ça n’arrive pas tous les jours de sauver l’Italie en restant en pyjama.» On rit – mais jaune.

Est arrivé le moment de la vérité, pour les couples qui ne se supportent pas, pour ceux qui disent s’aimer, ceux qui vivent ensemble depuis une vie entière, ceux qui s’aiment depuis peu de temps, ceux qui ont choisi de vivre seuls par goût de la liberté ou parce qu’ils n’avaient pas d’autre choix, pour les enfants qui n’ont plus école, pour les jeunes qui se désirent mais ne peuvent pas se rencontrer… Nous sommes tous appelés à nous inventer une nouvelle vie, à nous sentir proches même si nous sommes éloignés, à régler nos comptes avec un sentiment que nous évitons à tout prix : l’ennui. Et la lenteur aussi, le silence, les heures vides – ou pleines des cris des enfants enfermés à la maison. Nous avons en face de nous la vie que nous nous sommes choisie, ou que le sort nous a donnée, notre «foyer» – non celui de la maladie mais celui que nous avons construit au cours des années. Je nommerais cela une épreuve de vérité. Ces jours-ci, ce qui gagne, c’est aussi la vie virtuelle, étant donné que nous ne pouvons pas nous toucher. Les films à la télé, les séries, Netflix, Amazon, Google… Nous passons encore plus d’heures devant nos ordinateurs, ou la tête penchée sur nos portables.

Mais de temps en temps, on sature, on n’en peut plus de ça, on lève la tête et on découvre plein de choses. Le fils qu’on pensait être encore un enfant est devenu un jeune homme, et on ne s’en était pas aperçu ; il nous dit, en souriant : «Maintenant, t’es bien obligée de rester avec nous, hein ?» On fait frénétiquement le ménage dans les maisons, on nettoie le frigo, on met en ordre les livres – puis on fait une pause, et on remarque que dans la cour le cerisier est en fleurs, on reste une demi-heure à le regarder et on a l’impression qu’on ne l’avait jamais vu. On envoie de façon compulsive des messages pour ne pas se sentir seul, et un coup de fil peut durer une demi-heure, comme lorsqu’on était jeunes et que les temps n’étaient pas ceux d’aujourd’hui, qu’on faisait l’amour au téléphone. Il arrive aussi qu’une amie te dise : «Peut-être demain on peut faire une promenade ensemble, en se tenant à distance, qu’est-ce que tu en penses ?» Et l’idée te fait venir un frisson de plaisir interdit. Nous sommes en train de vivre de façon différente des moments de notre vie de toujours, et elle nous paraît nouvelle parce qu’elle est la même mais renversée : les objets, les personnes sont devenus visibles, et l’habitude s’est dissipée, l’«habitude abêtissante, comme l’appelle Proust, qui cache à peu près tout l’univers» (1).

Chers cousins, je souhaite de tout cœur que tout ça ne vous arrive pas, ou, si ça devait arriver, que ce soit une expérience à ne pas oublier. Demain, lorsque la porte de la maison se rouvrira, que nous courrons à la rencontre du temps rapide, des fragments de choses et de personnes seulement effleurées, et que les rêves, l’art, seront la seule et unique partie renversée de notre vie, souvenons-nous qu’une autre couche peut recouvrir les jours et les révéler dans le bien comme dans le mal – une fois surmontés le vide, l’ennui et la peur.

(1) En français dans le texte.

Le nouveau roman de Cristina Comencini, Quatre amours, traduit par Dominique Vittoz, vient de paraître aux éditions Stock.

Traduit de l’italien par Robert Maggiori.

Deux espaces

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